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25. L’écrivain biographe raconte un souvenir de sa propre enfance
Bordeaux, le 10 mars 2012Bonjour,
Nègre littéraire, j’écris les mémoires des autres, je raconte leur vie, je rassemble leurs souvenirs dans un livre.
Les cordonniers sont les plus mal chaussés, c’est bien connu ! Je néglige passablement la rédaction de mon autobiographie. Il m’arrive pourtant de poser sur le papier des histoires de mon enfance destinées à ma nombreuse descendance.
Vous qui venez sur mon site et vous apprêtez peut-être à faire appel à mes services, sans doute souhaitez-vous avoir une idée de ce que je suis capable d’écrire. Voici donc, à titre d’exemple, le récit d’un souvenir personnel, une « histoire de bonnes »…
J’étais fille d’enseignants et non pas vraiment « gosse de riches ». Les deux salaires de mes parents suffisaient à l’époque (j’ai 60 ans) à payer les services d’une « bonne », mais aussi d’une femme de ménage pour les gros travaux, le samedi, d’un jardinier (surnommé par nous, les enfants, « Pichenette », je ne sais pourquoi) et d’une couturière qui exerçait ses talents à la maison le jeudi toute la journée et déjeunait avec nous. Sans parler des leçons de piano pour lesquelles nous allions une fois par semaine au domicile de notre professeur. Qui imaginerait maintenant qu’un couple d’enseignants puisse avoir les moyens d’employer autant de personnel ?
Le terme de « bonnes » semble choquant et démodé, à notre époque de promotion sémantique. Je devais avoir 15 ou 16 ans déjà quand l’expression « employée de maison » apparut pour la première fois, à la demande d’une des intéressées, sur les bulletins de salaire que faisait mensuellement mon père. Mes parents ont continué à dire « la bonne » par habitude.
De nombreuses bonnes ont donc défilé à la maison. Certaines sont restées plusieurs années au service de mes parents, comme Gisèle, dont je garde un souvenir ému, qui demeura chez nous jusqu’à mes 8 ans. Elle y avait quelque mérite, ma mère se montrant souvent très désagréable avec elle. Gisèle était aussi maigre que son appétit était solide. Une grande brune au teint un peu olivâtre, en raison de problèmes de vésicule qu’elle allait chaque année soigner en cure à Châtel-Guyon, pendant sa période de congés. Elle consommait aussi des quantités d’ampoules pour stimuler sa fonction digestive. Les ampoules d’alors n’étaient pas autocassables et chaque boîte était munie d’une petite scie pour couper les deux extrémités, ce que je trouvais très amusant quand je devais avoir 4 ou 5 ans :
- Gisèle, donne-nous une boîte !
Et Gisèle qui gardait gentiment ses stocks à mon intention, me donnait un précieux emballage avec plaques cartonnées pour ranger les ampoules, et la petite scie. Je débitais alors non pas du bois mais du carton qu’il me fallait beaucoup de temps pour découper en morceaux. La lime était minuscule et peu efficace. Aucun danger que je puisse me blesser !
Gisèle avait une autre particularité : elle bronzait à une vitesse impressionnante et, lorsque, durant nos vacances chez nos grands-parents, à Biarritz, elle nous accompagnait à la plage, elle n’avait pas plutôt sorti sa robe que sa peau prenait la couleur du caramel.
Puis Gisèle nous a quittés, fâchée je crois avec ma mère, qui lui cherchait souvent des noises. Plus tard, alors qu’elle était mariée et mère de famille, devenue chef de rayon aux Nouvelles Galeries de notre petite ville de province, j’allais souvent la voir : elle m’avait plus ou moins servi de nounou et s’était toujours montrée affectueuse à mon égard.
Après Gisèle, nous avons eu droit à une valse de bonnes de passage, adressées par une connaissance de mes parents qui s’occupait de « l’Assistance publique » : elles étaient toutes aussi peu dégourdies les unes que les autres, les pauvres malheureuses, et ne brillaient ni par leur efficacité ni par leur bon esprit. Il y eut en particulier toute une série de « Michèle » que nous avons distinguées par des épithètes homériques, pour les reconnaître, quand nous parlions de ces « étoiles filantes » du ménage, de « Michèle l’hypocrite » à « Michèle la grosse », puis « Michèle l’indiscrète », à « Michèle l’insolente » et à « Michèle la molle ». Un système de désignation réaliste, mais peu charitable.
Après cette série de « Michèle » en tous genres qui se succédèrent sur deux ou trois ans, il y eut l’intermède « Régine » : elle était dégourdie, mais pas pour le ménage. Quand les soldats passaient sous nos fenêtres pour partir en manœuvre (nous habitions près de la caserne), elle les sifflait d’une fenêtre ou allait carrément les interpeler depuis le portail du jardin. Elle rêvait de devenir une grande vedette de la chanson, se voyait déjà en haut de l’affiche et nous serinait à longueur de journée : « Bleu, bleu, bleu, le ciel de Provence », une chanson de Marcel Amont, « Comme un torrent qui vient tout droit de la montagne » et « Qué séra, séra, séra ! ». Je trouvais plutôt sympathique qu’elle chante et j’entonnais volontiers ces airs avec elle, ce qui me valut quelques claques sèches dont ma mère avait le secret. « On ne chante pas avec les bonnes ! » Je ne sais ce qu’est devenue Régine, mais elle n’a sûrement pas fait carrière dans la chanson. Exit Régine, partie avec un de ses nombreux soupirants.
Ensuite nous arriva Fernande, une campagnarde toute jeunette, qui pleurait tous les jours parce que, séparée de ses parents pour la première fois, elle s’ennuyait d’eux. Plus tard, car Fernande est restée chez nous au moins 5 ou 6 ans, son fiancé, Michel, dut partir faire son service en Algérie, et son absence lui fit verser à nouveau des torrents de larmes. Elle recevait de son chéri plusieurs lettres par jour (il y avait encore deux distributions de courrier alors, une le matin et l’autre l’après-midi, et chacune lui apportait une ou deux enveloppes via « la poste aux armées »). Mes parents lui avaient promis le champagne pour six lettres un même jour : nous l’avons effectivement bu, mais le champagne lui déclencha une migraine carabinée qui l’obligea à s’aliter jusqu’au lendemain. Elle a fini par nous quitter pour épouser enfin son cher et tendre et, comme je m’entendais bien avec elle, je fus choisie comme marraine de leur unique enfant. J’étais bien trop jeune alors et je fus une piètre marraine.
Ma mère, dotée d’un tempérament plus que spécial et d’un caractère de dogue, n’a jamais supporté la présence de ces « étrangères » auxquelles elle manifestait âprement son mécontentement à la moindre erreur, aussi minime soit-elle. Le samedi après-midi, quand elles partaient pour le week-end, elle ne manquait pas de proclamer : « Enfin tranquilles ! Nous sommes enfin entre nous ! ». Pourtant, les bonnes la déchargeaient de toutes les besognes ménagères ingrates. La cuisine, une activité plus noble, restait son domaine réservé, sans les corvées d’épluchage et de vaisselle, bien entendu.
Mon père se montrait toujours gentil et poli avec elles. N’imaginez pas qu’il les troussait en douce, ce n’était vraiment pas le genre de la maison ! Il était plus cordial de tempérament, c’est tout, et se gardait bien de se mêler du ménage ou de prendre parti dans les conflits journaliers qui opposaient ma mère aux bonnes (des « bonnes à rien » se plaisait-elle à dire aimablement).
Quand mes grands-parents maternels venaient passer un mois à la maison, comme chaque année, c’était un vrai calvaire pour les bonnes, espionnées sans cesse par bonne-maman qui passait un doigt sournois sur les plinthes ou sur un coin de meuble et disait d’un ton rogue : « Vous repasserez correctement le chiffon ! ». Elle levait un doigt sur lequel je ne voyais guère de poussière mais que je sentais menaçant.
Les bonnes mangeaient comme elles pouvaient à la cuisine tandis que nous prenions nos repas à la salle à manger et ma mère sonnait vigoureusement la clochette pour leur intimer de venir servir ou desservir. Afin d’éviter toute indiscrétion des « étrangères » (toutes des espionnes), elle se mettait en leur présence à échanger avec mon père en latin ou en grec ancien : mes parents étaient tous les deux professeurs de lettres classiques…
Il y aurait encore beaucoup à dire sur le chapitre des « bonnes » et quelques histoires rocambolesques à raconter. L’ambiance est donnée, c’est l’essentiel.
A très bientôt!
H.B.
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