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11. Un souvenir d’enfance…
Bordeaux, le 14 novembre 2010Bonjour,
En tant que biographe privée ou nègre littéraire (choisissez l’expression qui vous convient), j’écoute les autres évoquer les événements importants de leur vie et j’écris leur biographie. Pour relater mes propres souvenirs, je manque du temps nécessaire : il est bien connu que ce sont les cordonniers les plus mal chaussés !
Pourtant, j’ai souvent des démangeaisons de plume quand des bouffées de passé me chatouillent la mémoire, ce qui est assez fréquent. Il arrive que des sensations ou des événements particuliers fassent remonter certains moments de mon enfance ou de mon adolescence. Parfois, sans que je sache pourquoi, telles des bulles d’air qui viennent éclater à la surface, de menus faits enfouis au fond de moi surgissent soudain. L’espace d’un moment, je revois mes grands parents et je retrouve le mélange de crainte et d’affection que j’éprouvais pour eux, plus particulièrement pour mon grand-père dont l’amour n’allait pas sans une grande sévérité.
Il est un souvenir précis qui me hante encore…
Je n’ai jamais raffolé des pâtisseries, même quand j’étais gosse et ce ne fut jamais une grande punition pour moi que d’être privée de dessert. Par contre, mes grands-parents paternels étaient très gourmands, mais, pour n’avoir pas les moyens de satisfaire leur goût pour les gâteaux, se contentaient généralement de lécher la vitrine de la pâtisserie qui se trouvait en bas de chez eux. Quand il m’arrivait de déjeuner avec eux, désireux de me gâter, ils m’emmenaient choisir un gâteau chez le pâtissier, un seul, eux se gargarisant seulement à l’avance du plaisir que j’aurais à le déguster. Nous entrions dans la boutique et mon grand-père annonçait haut et fort : « Ma petite-fille va se choisir un gâteau ! ». Puis, se tournant vers moi, il ajoutait : « Regarde comme ils ont l’air bons ! Tu as l’embarras du choix ! Lequel veux-tu ? ». Et ma grand-mère d’ajouter : « C’est vrai ! Ils sont tous tellement tentants qu’on les mangerait tous ! ». Je parcourais des yeux toutes les variétés de sucreries qui étaient en vitrine et je ressentais un vague écœurement. Non, décidément, rien de me tentait ! Pourtant, j’étais désireuse de ne pas décevoir mes grands-parents qui insistaient déjà :
- Regarde ce chou plein de crème, avec de la chantilly ! Qu’est-ce que tu en dis ?
- Et celui-là, vert, en forme de bateau, il est à la pâte d’amandes. Tu vas te régaler !
Il fallait que je me décide et je finissais par nommer le dernier : « Le vert, il a l’air joli ! »
Mon grand-père s’exclamait que c’était assurément un bon choix et se rendait dignement à la caisse payer « le » gâteau acheté pour moi seule. Il demandait un bel emballage.
Le plus dur restait à faire. Nous montions à l’appartement et nous déjeunions. Arrivait l’heure du dessert. On déballait avec cérémonie le bateau vert et on le posait délicatement dans mon assiette. Mes grands-parents s’installaient de part et d’autre de moi, aux deux bouts de la table, et m’intimaient de manger. Je sentais qu’ils avaient tous les deux très envie de cette pâtisserie qui les faisait saliver quand je me sentais envahie par la nausée. Je prenais mon temps sous le prétexte fallacieux qu’il était dommage d’abimer déjà cette magnifique œuvre d’art, mais de part et d’autre on finissait par se lasser de cette attente.
- Qu’est-ce que tu attends ? Moi, je l’aurais déjà mangé ce gâteau !
- Mange ! Je suis sûre qu’il est délicieux !
J’avais beau atermoyer, je voyais bien qu’il fallait que je m’exécute et c’est l’estomac au bord des lèvres que je chipotais sur la proue avant de porter une cuillère aussi peu remplie que possible à mes lèvres dégoûtées. Le supplice durait longtemps et, interrogée avec insistance, sur mes sensations gustatives, j’essayais de prendre l’air aussi enthousiaste que possible quand mon estomac se révulsait. Plusieurs fois, j’ai beaucoup contrarié mes grands parents en affirmant que décidément je n’avais plus faim.
Immanquablement, ma grand-mère disait : « Il n’y a pas besoin d’avoir faim pour manger un gâteau ! »
Je prétendais avoir trop mangé du rôti de veau aux petits oignons qu’avait mitonné ma grand-mère. Une ou deux fois, j’ai pu me sortir de cette sale situation et obtenir que mes grands-parents se partagent l’objet de leur convoitise. Mais, au bout d’un certain temps, ils décrétèrent que je devais garder une place pour le dessert et je n’eus plus de recours. Quelle torture !
C’est avec beaucoup d’émotion que je me remémore ce souvenir-là et je mesure plus encore aujourd’hui le prix du sacrifice et de l’affection que ce rituel signifiait. Vous le raconter est une manière de rendre hommage à mes grands-parents qui m’ont donné leur tendresse, même s’ils ne m’ont pas réconciliée avec les pâtisseries…
Notre mémoire est imbibée de souvenirs touchants. Ne croyez-vous pas qu’ils vaillent la peine d’être évoqués et écrits ?
A bientôt !
H.B.
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